Cinquième semaine


Jour 29

 

J'ai tout jeté à travers la pièce. J'ai détruit la cabane. Il fallait rompre avec l'immobile.

 

Je n'en pouvais plus de cette impression de vivre engluée dans un espace figé que rien ne déride.

 

Je lançais tout d'abord un briquet, qui s'évertuait à me décevoir. Je grattais une allumette pour allumer ma clope et jetai la boîte. Puis les coussins. Un à un, hargneusement. Puis une bouteille, qui vola en éclats contre le mur.

Je me suis mise à arracher les draps du nid de leurs fils, à détruire mon sanctuaire. Je me suis entendue rire de tout ce chaos qui ne cessait de s'étendre sous les mains.

 

Les seules choses que je n'ai pas balancées sont les plantes et les livres. Le hibou a valsé et mon téléphone avec.

Je riais. Nerveusement. Aux larmes presque. Je m'amusais à marcher sur les bris de verre. Puis je me suis assise par terre et me suis employée à les retirer à la pince à épiler.

Chaque fois que j'en extirpai un de ma peau, je le déposais entre les pages d'un livre qui se trouvais être ouvert là. J'avais l'impression de suivre un rite initiatique. Tout ceci était très amusant.

 

Je tirai de larges bouffées sur ma cigarette, je la terminai, jetai le mégot encore fumant dans l'appartement et en roulai une autre du bout de mes doigts ensanglantés avec la même minutie avec laquelle j'enlevai le verre de mes pieds.

C'est un long morceaux effilé, logé entre deux orteils qui m'arracha la première larme. Je n'arrivai pas à le retirer. Après avoir trituré ma peau quelques minutes en vain, je pris conscience que j'avais mal.

La douleur me lançait. Je me rendis soudain compte des traces de pas rouges qui s'étalaient de par et d'autre de l'appartement.

J'eus des vertiges.

 

Il fallait que j'appelle quelqu'un. J'allais chercher mon téléphone en claudiquant sur mon pied le moins tailladé. L'écran était un peu fendillé mais il fonctionnait.

J'ai ouvert le répertoire. Je ne savais pas qui appeler. Je ne savais pas quelle conversation il fallait avoir, quoi dire. Mais il fallait que j'appelle quelqu'un, que je parle à quelqu'un. Il fallait une voix qui me réponde, qui m'écoute.

 

J'ai téléphoné à la fille dont je suis amoureuse. C'était une idée stupide. C'était aussi la meilleure. Je pouvais entendre son sourire décliner à l'autre bout du fil alors que je bégayais mes premiers mots.

Je n'arrivais pas à parler, mes pleurs me soulevaient la poitrine et j'avais le souffle coupé. Tout ce que je parvins finalement à faire comprendre c'est que mon pied me faisait mal.

Elle posa les bonnes questions, j'arrivai à répondre :

"Est-ce que ça saigne beaucoup, où est la plaie, comment est-ce que c'est arrivé, pourquoi tu as marché sur du verre, pourquoi y avait-il du verre, pourquoi as-tu lancé la bouteille, qu'est-ce qui t'a mise dans un état pareil"

 

Et puis : "pourquoi tu ne m'as pas appelée, depuis quand tu ne dors pas, qu'est-ce que tu avais dans la tête à ce moment là, pourquoi tu n'as pas appelé, je suis là, tu n'es pas seule, tu n'es pas seule, tu n'es pas seule."

 

Elle a attendu, à l'autre bout du fil, que je réussisse à retirer le bout de verre qui me faisait si mal. Que je sois allée laver mes pieds sanglants, mes mains aussi. Que j'eus désinfecté et bandé les plaies, remis des chaussettes pour tenir le pansement. Elle m'a envoyé le numéro d'un psy. 

''Appelle-le maintenant, s'il te plait", a-t-elle dit, et sa voix tremblait un peu.

"Je ne peux pas, j'ai répondu. Plus tard."

 

Elle a soupiré :

 

"C'est difficile de t'aimer, tu sais."

Et elle a raccroché.

 

 

Jour 30

J'ai dormi. Un sommeil sans cauchemar, merveilleux.

J'ai dormi pendant des heures. Quand je me suis éveillée, il brillait dehors un soleil d'après-midi.

 

J'étais au milieu du chaos. Je n'avais toujours pas faim. J'ai bu un café et j'ai senti mon estomac se tordre, acide.

Personne ne m'avait appelée. Un message de ma mère, se plaignant de ne pas recevoir son courrier. Un réveil presque normal, sauf qu'il était 17 heures et que mon appartement ressemblait à un champ de bataille.

Et au bout du compte, c'est ce qu'il était, un champ de bataille.

Moi contre moi-même. La solitude avait seulement planté le décor.

Et je crois bien avoir perdu.

 

J'ai rangé un peu. Marcher me faisait mal. J'ai jeté les débris de verre et d'assiette brisée, et j'ai replacé les coussins dans le nid, avant de m'y glisser. 

Tous les draps étaient au sol. J'ai fixé le plafond sans bouger jusqu'à ce qu'il fasse nuit.

Personne n'a appelé. J'aurais voulu qu'Elle le fasse. Je me suis relevée pour fumer une cigarette.

 

J'appelle ça le mésamour. Aimer de travers.

 

Le mésamour c’est cet autre qu’on aime autant qu’on le blesse. Qu’on ne parvient pas à épargner.

 

Le mésamour c'est cette incompétence à aimer que l’on retrouve parfois dans les couples en faillite, incapables de se séparer, incapable de se regarder encore, infiniment perdus et, plus infiniment encore, dépendants l’un de l’autre jusqu’à refuser de s’avouer l’existence du sentiment qui les sépare.

 

Le mésamour c'est cette étrange mésaventure, que l’on commet parfois avec quelqu’un que l’on connaît trop peu et dont on aimerait pourtant se sentir proche. On s’imagine, on s’invente, une proximité, que l’on confond bien souvent avec une intimité, que l’on consomme comme si c’était cela même, aimer, découvrir l’autre.

Mais consommer n’est pas connaitre.

 

Le mésamour c’est la passion violente. C'est cette attirance difficile, douloureuse même parfois.

C’est l’espoir qu'on tait, d'un autre qui comprendrait toutes nos failles, celles-là mêmes qu'on s'évertue à dissimuler.

C’est penser se consoler l’âme sur un site pornographique en confondant la frustration sexuelle avec le manque affectif.

 

 

C’est rêver embrasser cet autre que tout notre corps désir, quand simplement il nous ignore, et se tuer à chercher comment lui plaire alors qu’il ne nous mérite pas.

 

 

Le mésamour c’est espérer être sauvé. C'est se perdre dans l'autre pour ne plus se reconnaître. C'est la maladresse de ceux à qui personne n'a jamais dit que l'amour commence par soi-même. Ce sont les familles déchirées. Les amants qu’on n’embrasse plus. Les heures à attendre un appel. Les insomnies emplies de l’autre.

 

C'est un peu elle et moi.

 

Jour 31

 

Nuit presque blanche. Je me suis assoupie moins d'une heure.

 

L'appartement est toujours en pagaille mais je peux de nouveau aller et venir.

Je trace des lettres sur les murs à l'encre noire. Il sera bien temps plus tard de songer à repeindre les murs en blanc.

Je découpe des mots et des images dans les magasines, je les assemble et je les colle.

 

J'ai fait ça pendant des heures. Peu à peu, les murs blancs se parent de vers et de couleurs. Une phrase en particulier dénote.

 

En t'aimant, je t'ai donné le pouvoir de me détruire.

 

Je tend à nouveau les draps, beaucoup plus haut cette fois-ci, et mon nichoir retrouve des airs de bateau ivre.

Toujours aucun vent dans mes voiles.

Je pique les draps d'épingles pour y suspendre des plumes, des perles et des oiseaux de papier. Leurs oscillations légères me rassurent.

Je m'allonge dans mon refuge ressuscité, ouvre mon journal.

Je me sens mieux. Je vis. J'écris au présent. 

 

 

Jour 32

 

Je passe une journée dans le vide.

A mon réveil je tangue un peu. J'ai le ventre creux, le cœur noué.

Je lui écris. Réponse laconique. SMS catapulté sur relation fragile.

 

 

-

 

Armand bouge d'une étrange manière. J'ai sans cesse l'impression qu'il est sur le point de tomber.

Il a la peau rousse, de larges oreilles repliées sur elles-mêmes, un visage longiforme, le nez pointu et le menton fossé.

Une gueule.

Il fume de longues cigarettes au papier blanc, qu'il tient du bout des doigts. Tout dans sa démarche peut sembler malhabile mais cette application qu'il met à pincer le filtre entre le pouce et l'index dénote avec le reste.

-J'avais arrêté de fumer, dit-il, mais ça n'a plus grande importance.

Je cherche un moment et je finis pas trouver quelques mots rassurants pour ce grand personnage.

Quelque chose chez lui m'évoque les histoires de mon enfance.

 

 

Jour 33

 

 

 Le 33ème jour

 

Je ne sais pas pourquoi celui-ci, mais j'ai décidé que c'est là que je pourrais revenir.

Au 33ème jour. Quand il me viendra quelque chose à écrire qui n'ai pas sa place ailleurs.

 

-

 

 

 

Je suis de ces être infernaux qui ont toujours besoin d'être aimés. A la fois si simples à émouvoir et si difficile à rassurer. Sensibles, terriblement sensibles, qui continuent de boire en pensant adoucir les reliefs de leurs terreurs. Exaltés par l'amour, la fête, la folie. Mortifiés à l'idée de la solitude, de l'ennui, de l'oubli, du futile et de la désillusion. Préférant le mésamour à l'inconsidération. Apeurés au milieu des autres, toujours en manque de sécurité et de reconnaissance.

Moroses les dimanches après-midi pluvieux, ceux pendant lesquels se suicident les adolescents.

Terrorisés de se trouver seuls, incompris, désavoués, ridicules, inutiles. Incapables de s'aimer. Trop amoureux de vivre pour se haïr. Cherchant l'équilibre un jour, s'y refusant le lendemain, pour mieux laisser les autres leur porter secours.

 

 

 

Jour 34

 

Je me suis levée en pleine nuit pour tracer des mots sur le mur.

 

En t'aimant, je t'ai donné le pouvoir de me détruire.

Et c'est seulement quand j'ai réussi à le reprendre

Que le mot Amour a pris tout son sens.

 

 

-

 

Il y a une certaine ironie à tant parler d'amour au milieu d'une telle solitude.

La technologie fait tricher les distances.

 

Au début, il y a tant de mots. A ne savoir qu'en faire.

Tant d'attentions désincarnées que rien ne renouvelle. Que faire alors ? Tout dire ?

Non surtout pas. Car quand les mots sont dit, il ne reste plus rien qu'une émotion ressassée. Et les mêmes mots reviennent. Investis tout pareil, émouvants encore. Mais ensuite ils décolorent, ternissent à force de répétition.

 

Ton absence me pèse. Je voudrais être là. Je pense à toi. Tu me manques. J'aimerais te prendre dans mes bras. Je t'aime. Un peu beaucoup, passionnément, à la folie. Passionnément surtout. Parle moi de toi. Qu'est-ce que tu fais ?

 

J'imagine certains amants, inquiets, s'acharnant à inventer des formules nouvelles, s'excusant de ne pas trouver, face au constat terrible qu'aimer dépasse le verbe, le mot. Et qu'après un mois il faudrait se faire poète pour se renouveler. Et que c'est difficile. Et qu'ils s’ennuient. Et que plus ils s'ennuient plus ils s'inquiètent. Et que plus ils s'inquiètent, plus le silence leur est insupportable.

 

Toutes leurs phrases par la suite ne diront qu'une seule chose :

Je t'en prie ne m'oublie pas.

 

Apprendre à se taire est une épreuve difficile.

 

 

Jour 35

 

Je me suis éveillée et j'ai vu, dans la pénombre, deux yeux qui me fixaient. Je sursautai, prise d'une terreur soudaine, avant de comprendre que ce regard était celui du hibou, face à moi.

 

Je l'ai retourné pour ne plus voir les deux billes de plastique.

Le malaise persistait, je n'ai pas pu me rendormir.

 

Je suis allée fumer une cigarette sur le petit balcon. La lune, moqueuse, m'adressait un clin d’œil.

"C'est long, lui confiai-je, trop long..."

Et la lune, silencieuse toujours, s'est penchée pour m'embrasser.

 

Je pleurai doucement, dans cette étreinte nocturne.

Le vent s'est glissé contre moi, une main dans mes cheveux, et m'a murmuré en sifflant :

"Là, là, ce n'est rien..."

 

J'avais des larmes au coin de lèvres,  et le tabac était mouillé.