Quatrième semaine


Jour 22

 

Ce qu'il y a de pire dans la solitude, c'est qu'elle nous empêche de nous mentir.

 

Au début l'égo nous protège d'une déconvenue fâcheuse. Mais ensuite, l'on s'aperçoit qu'on ne peut pas se soustraire à notre propre regard. Un regard dont le temps écaille la mauvaise foi, jusqu'à nous laisser nu, au devant de nous même, ne sachant de quoi rire ni de quoi pleurer.

 

C'est là qu'elle est perverse, la solitude.

 

Bien sûr, le manque de l'autre est effroyable. Il blesse mais l'entaille cicatrise vite.

Mais ce regard sans apparats que l'isolement impose ne disparaît jamais. C'est une désillusion amère que l'on garde au coin du cœur.

 

 

-

 

 

Ma mère a appelé. Plusieurs fois.

Pour elle aussi, ces heures suspendues font réfléchir.

 

Nous parlons souvent de mon père. Mais là c'est différent. Je le sens dans sa voix. Je n'ai presque rien dit qu'elle s'importe.

Elle me dit :

"Tu sais, tu sais ce qui est le plus difficile ? Consoler ses enfants.

Ne pas savoir quoi dire, comment faire. C'était ça le plus dur. Je savais, je savais qu'il fallait continuer. J'aurais pu, laisser tomber, tout foutre en l'air. Mais il fallait que je console mes enfants."

 

Je lui raconte sa force. Elle m'entend mais elle ne m'écoute pas.

Il n'y a rien à répondre, il fallait qu'elle le dise c'est tout.

 

Je raccroche et je me souviens.

 

-

 

23 heures. J'ai cru voir passer une ombre dans un reflet.

 

Jour 23

 

J'attends. J'attends que les jours passent et c'est cela qui me tue.

Attendre c'est mourir un peu.

C'est par le corps qu'on attend. C'est par le corps qu'on meurt d'attendre. Cette agitation qui s'accumule, au bout des doigts, à bout de nerfs, c'est le corps qui se défend d'attendre. Qui refuse ce temps où rien ne se passe, où le mouvement semble suspendu et où, petit à petit, s'imprègne en lui la terrible sensation d'être en train de mourir à petit feu...

 

 

-

 

 

C'est interminable et ridicule à la fois. 23 jours. Ce n'est rien pourtant, 23 jours.

 

-

 

 Je me suis assoupie. J'ai revu ce regard fixe et pénétrant dans mon rêve. Je voudrais ne me souvenir de rien.

 Je me suis efforcée de dessiner ces yeux, incapable de me détacher de cette image. Je n'ai pas réussi.

 

Jour 24

 

J'apprends par le voisin de 20h qu'une femme s'est suicidée dans le bâtiment d'en face.

"Elle s'est défenestrée. C'est moche, hein ?"

Oui, c'est moche. Je lui demande si elle était seule.

"De ce qu'on m'a dit elle vivait avec son mari et leur petite fille. Il la cognait. Moi je n'entendais rien mais certains de mes voisins avaient signalé leurs disputes. Demain à 20 heures ils vont faire quelque chose, mettre des bougies aux fenêtres ou quelque chose comme ça.

-Et la petite fille ?

-Elle n'est plus là. Ils l'ont emportée. Services sociaux ou la famille, je ne sais pas.

-...c'est terrible.

-Oui."

 

Nous avons tout de même réussi à terminer notre conversation sur une note plus enjouée.

 

Quand la nuit fut tout à fait descendue, je suis sortie, une bière à la main et une cigarette entre les lèvres. J'ai marché un moment entre les bâtiments silencieux. Je me suis finalement arrêtée près d'un terre-plein graveleux, triste symbole de la nature en ville, au milieu d'une allée séparant les deux barres d'immeubles les plus imposantes de la résidence. Malgré la nuit et le calme régnant, je me sentais épiée, minuscule face à ces monstres bétonnés aux yeux vitrés.

 

J'ai ouvert ma bière et j'en ai versé la moitié sur le terre-plein.

-Pour les morts.

 

Mes mots ont rebondi quelques fois le long des murs, avant de se perdre parmi les ombres.

 

-

 

"Elle ne dit rien. Elle se tient debout sur le rebord de la fenêtre et elle sent, tout doucement, l'espoir qui s'échappe. Il glisse, avec lenteur, contre cette peau qu'il abandonne. Il glisse comme on laisse une large tunique descendre le long de son dos, de ses cuisses, de son orgueil.

Derrière elle, une petite fille regarde la scène sans comprendre, juchée sur sa poussette. Elle s'appelle Maria, comme sa mère,  et elle ne parle pas.

Il serait temps qu'elle parle, Maria, la mère le sait.

Mais Maria l'enfant ne dit rien et fixe la fenêtre. La mère regarde la ville en bas, et l'espoir a glissé, maintenant il jonche le trottoir. Elle agrippe le chambranle de la fenêtre, penche son corps en avant. Elle ne tient bientôt plus que du bout des doigts, hissée sur la pointe des pieds au-dessus du vide.

Maria l'enfant se met à pleurer. Il est 20 heures, elle doit avoir faim.

Maria l'enfant pleure beaucoup, ses larmes n'ont le goût de rien. Elle pleure plutôt que de parler, et Maria la mère le sait bien. Elle tire sur ses bras, ramène son corps dans l'encadrement de la fenêtre. Elle ne volera pas ce soir.

Elle descend prudemment, pose un pied, puis l'autre, sur le parquet recouvert de cendres.

Elle va chercher un biberon. Elle prépare tout, bien dans l'ordre. Puis elle retourne au salon.

La petite fille ne pleure plus. Maria la mère la prend sur ses genoux, l'installe avec soin. Elle songe à son espoir, gisant sur le trottoir d'en bas.

Elle ira le chercher. Plus tard, quand la petite dormira. Une fois de plus. Et c'est la même journée qui recommencera."

 

 

Jour 25

 

Je continue de faire des cauchemars de plus en plus terribles. Celui de cette nuit m'est resté tout le jour. Je pense que ce que m'a raconté le voisin m'a marquée plus que je ne le pensais.

J'entrai dans une pièce orange et une femme était debout près de la fenêtre et semblait regarder au dehors. J'avançais dans la pièce et je sentais à nouveau cette présence derrière moi. J'ai envie de me retourner mais la femme s'avança soudain, enjamba le rebord de la fenêtre ouverte et se laissa tomber. Je ne vis pas son visage. 

En fait, je ne vis rien du tout. Je me suis éveillée simplement, dans mes draps moites.

 

Plus tard dans la journée, j’ai eu des maux de tête. J'ai pris ma température. Une légère fièvre.

J'avais la peau douloureuse, la gorge rauque, les yeux secs.

 

Je n'ai pas mangé depuis deux jours.

 

 

Jour 26

 

Je me suis griffé l'avant-bras sur le bec du hibou en me tournant dans mon mauvais sommeil. Une longue entaille rouge.

 

Je me suis levée dans la nuit, passer mon bras sous l'eau dans la salle de bain. Et là, je l'ai vu dans mes yeux, ce regard qui m'obsède et me poursuit dans mes cauchemars.

J'ai eu un mouvement de recul, j'ai perdu l'équilibre et ma tête a heurté le mur derrière moi. Une douleur vive s'est déversée dans mon crâne, j'ai senti mes joues s'échauffer.

Je me suis repliée sur moi-même, la tête entre les mains, comme un enfant en larmes sur le carrelage de la salle de bain.

J'ai sangloté, douloureuse, fatiguée de toutes ces nuits, incapable de me relever. Mon bras saignait toujours, je voyais le sang perler tout près de mon regard. Je me suis sentie petite chose, toute petite chose esseulée, pitoyable.

 

Je suis restée un long moment comme ça, prostrée et morveuse, à écouter l'immeuble dormir, les bruits de métal et d'eau des canalisations, le soupir traînant du téléviseur devant lequel ma voisine avait du s'endormir.

Et le hoquet de ma propre respiration.

 

Puis je me suis levée doucement, comme on ramasse une chose fragile qu'on craint de faire tomber à nouveau, et je suis allée me recoucher. J'avais froid, je tremblais. J'ai poussé le hibou loin de moi comme s'il eu s'agit d'un coupable et je me suis finalement endormie, emmaillotée dans mes couvertures.

 

 

Au matin, les draps étaient tachés de sang et je me sentais minuscule.

J'ai bougé en silence, j'ai fait les gestes de tous les jours, sans vraiment être attentive.

J'ai ouvert un livre et il m'a fallu un long moment avant de me rendre compte que je ne faisais que relire la même phrase.

J'ai roulé une cigarette en tenant ma feuille à l'envers, ne m'en apercevant que lorsqu'elle se fut émiettée entre mes doigts lorsque je l'allumais. Ces petits gestes de rien me faisais venir les larmes, et j'aurais voulu rapetisser jusqu'à disparaître.

 

Jour 27

"La lune t'a si tendrement serrée à la gorge que tu en as gardé pour toujours l'envie de pleurer."

Charles Baudelaire.

 

Et ce soir tu pleures. Tu pleures. Les mots se télescopent dans ta tête.

 

Jour 28

Nous venons tous de prendre un mois ferme.

Je ne vais pas y arriver.

 

Depuis le début, l'écriture est mon garde-cœur. Elle m'a aidée à me soigner, m'a protégée du monde à bien des égards.

J'ai peur qu'elle ne parviennent pas à me protéger de moi-même.

 

Je n'ai pas envie. Je n'ai pas envie de rajouter encore 4 chapitres à ce journal.

 

-

 

J'échange quelques mots avec le voisin d'en face. Lui aussi est atterré par la nouvelle.

"Voyons nous en bas, dit-il. Descendez-vous quelque chose à boire et discutons ensemble."

J'approuve et referme la fenêtre.

Au pied de l'immeuble, je découvre qu'il est un très grand homme. Il s'appelle Armand. Affable et dégingandé.

Affable. Il faut le prononcer pour bien se rendre compte de ce que ce mot signifie. Il a l'air gentil. Il tient son verre du bout des doigts.

 

 

 

Nous sommes restés un moment à nous parler entre les bâtiments, moi assise sur un rebord, lui sur une petite chaise dépliante.

Il me parle de sa bonne étoile.

Je lui dit quelques mots, de mon mauvais sommeil.

Quand il se lève pour partir, en repliant sa chaise il me dit :

"Ça n'ira pas mieux demain. Pas mieux non plus le jour d'après. Mais pour la suite j'ai bon espoir. "

Puis il a sourit franchement et nous nous sommes quittés là.