Troisième semaine


Jour 15

 

Journée maussade. J'suis malheureuse.

 

Impossible d'échapper à l'ennui.

Je n'ai la patience de rien.

 

Avec tout ce putain de temps libre je traîne sur internet. Je me fais du mal. A aller voir ce que font d'autres mieux occupés que moi.

Bien sûr qu'ils ont passé des heures à dessiner, à faire de la musique, à tester tous les réglages de leurs appareils photos. Bien sûr qu'ils ont l'air doués, que leur travail impressionne.

 

Et moi ?

Moi, j'ai passé des nuits à écrire, aux heures les plus sombres, parce que c'est tout ce que j'avais pour survivre.

Mais après ?

Après il n'y a rien, rien que des pages noircies, illisibles presque, de mots crachés, de phrases distendues et de cendres.

Cendres. Et je n'arrive nulle part, avec des mots cendrés et le cœur cendrier. Et ça me rend dingue.

 

J'ai fait de mon mieux pourtant, pour échapper à l'attrait du prestige. J'ai travaillé, préparé mes diplômes. Je me suis martelé que je n'étais rien. Que l'orgueil était noir. J'ai caché mes textes, mes sanglots, mon amertume. Je me suis occupée. Toujours à courir dans tous les sens, pour ne pas penser, pour échapper à l'ennui, à ce temps suspendu qui me ramène inlassablement à ce désir brutal.

 

L’ÉCLAT.

 

J'ai lu et j'ai bu leurs paroles.

Bukowski disant "surtout n'essayez pas d'écrire".

Rilke. "Ceci surtout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : Suis-je vraiment contraint d'écrire ?" 

 

Et je suis là, toujours là, à me demander s'il s'agit d'écrire, ou si c'est ce mal-être tenace, réclamant reconnaissance, qui me pousse à gratter mes pages.

 

Jour 16

Cette nuit, j'ai rêvé que j'allais jusqu'à la mer.

La mer.

Le vent ramenant les embruns salés sur mon visage. Le bruit de la houle. La mer qui danse, s'avance puis se retire, inlassablement.

 

Ces jours-ci, ne n'arrête pas d'avoir l'impression d'être épiée dans mes rêves. Il y avait quelqu'un d'autre sur cette plage.

Comme une présence familière.

 

-

Le voisin de 20 heures a le sourire percé. Il a du laisser une dent dans une pomme.

 

Jour 17

 

 

Je deviens folle.

 

En me levant je me suis sentie étrange. Comme si quelque chose s'agitait à l'intérieur de moi.

 

Et si j'étais enceinte ?

 

L'idée a pris toute la place dans ma tête.

 

Je me suis mise à délirer. Je me suis vu accoucher dans ma salle de bain. Je me suis vue arriver dans un hôpital surchargé, avec mon bébé difforme dans les bras. Je me suis vue tétanisée en regardant cet enfant pleurer face à tous ces visages masqués.

 

J'ai vu ma vie détruite.

 

Un élan de panique m'a poussée dehors. J'ai couru jusqu'à la pharmacie la plus proche en me couvrant la bouche avec une écharpe.

 

J'ai attendu, le cœur battant à tout rompre, à l'extérieur pour respecter les limites de sécurité. 

 

Le temps s'est mis à s'écouler d'une étrange manière.

 

Je suis entrée. J'ai demandé deux tests de grossesse à la pharmacienne. En les posant sur le comptoir elle m'a dit avec compassion "ça m'est arrivé aussi...". J'ai cru que j'allais m'effondrer. J'ai ravalé mes larmes et je suis rentrée.

 

 

J'avais envie de me jeter au sol, de hurler, de gémir, que quelqu'un me prenne dans ses bras.

 

 

A peine arrivée chez moi j'ai bu presque deux litres d'eau en quelques minutes. Puis j'ai marché en rond. J'ai mangé un yaourt et lavé le pot. Je suis allée 4 ou 5 fois aux toilettes avant de réussir à pisser quelque chose. Finalement j'ai rempli la moitié du pot de yaourt en essayant de ne pas trop trembler.

 

 

 

J'ai mis le test dedans. Je l'ai ressorti, j'ai attendu.

Attendu, le regard fixé sur l'aiguille d'une vieille montre que je ne porte plus.

 

1 minute.

 

2 minutes.

 

3 minutes. Une éternité contenue dans un soupir.

 

 

 

Je ne suis pas enceinte. Je n'ai jamais été enceinte.

 

Je me suis mise à pleurer de soulagement.

 

 

 

J'ai bu une bière que j'ai peiné à ouvrir avec mes mains tremblantes. Lutté à nouveau pour me rouler une cigarette.

 

Il était 14 heures.

 

-

 

 

 

Plus tard dans l'après-midi, ma mère a appelé. Je ne lui ai rien raconté.

 

J'ai pleuré, le soir, roulée en boule dans le nid, le hibou dans les bras, envahie par les images d'un enfant mal-formé et rougeaud.

 

 

Jour 18

 

Après des heures à sangloter, je me suis finalement endormie.

J'ai cauchemardé.

Je me suis levée avec l'impression du cauchemar, comme si la journée en était la continuité évidente.

 

J'ai appelé plusieurs amis, sans oser leur parler de mon délire de la veille. J'ai seulement pleuré au téléphone.

 

J'ai regardé les nouvelles. J'ai pleuré, encore.

 

-

20 heures.

Le fils du voisin est malade. Je n'ai pas su quoi lui dire. A la fenêtre d'en face il soupire. "Tout ça ne serait pas arrivé si le système de santé n'était pas lui-même malade" dit-il.

J'acquiesce et j'allume une cigarette.

 

-

 

Minuit.

J'écris, réfugiée dans le nid, agitée. La panique revient. Et avec elle, cette sensation encore, d'être observée. Il n'y a pas un souffle dans l'appartement pourtant j'ai l'impression de voir frémir les draps tendus.

Je suis terrorisée à l'idée de délirer à nouveau. Je tremble et j'écris de travers. Le souffle qui s'accélère.

Je n'arrive pas à me contenir, j'ai envie de me gifler. Je garde une main crispée sur ma peluche et dans l'autre un stylo, pour ne pas céder à cet élan de violence.

 

J'ai frappé deux personnes dans ma vie. La première était un garçon qui disait m'aimer et qui m'a poussée contre un mur.

Je l'ai giflé.  J'avais douze ans et j'ai eu honte de mon geste pendant des semaines.

 

La deuxième c'était mon père, puant l'alcool, qui cherchait à me cogner et que j'ai repoussé violemment.

 

A l'exception de cette nuit-là, et des claques perdues d'un jeune parent dépassé, mon père ne me frappait pas.

Mais il criait dans la maison et jetait les objets contre les murs.

 

Avec les morts, tout est plus difficile.

Leur garder rancœur devient un mal que l'on porte seul.

Et le pardon, le pardon sans justice, sans réponse, adressé au silence que laisse celui qui meurt, est si compliqué à offrir.

Du mort on ne peut attendre aucune parole, aucune excuse. Tout appartient à celui qui reste s'il veut pardonner.

Bien souvent c'est un pardon de mauvaise foi, car il est inconvenant d'en vouloir à un mort. Aux morts on concède l'indulgence qu'on refuse aux vivants. Comme s'il y avait du mérite à mourir. Comme si la mort exigeait la pitié.

 

A la pitié j'ai choisi l'amertume.

Et je sais, au fond de moi, que l'inverse lui aurait été plus insupportable encore.

 

 

Jour 19

 

Des cauchemars, encore. Des cauchemars emplis de regards fixes, sans battements de cils, qui vous suivent, immobiles.

Ces derniers jours ont porté l'empreinte des morts et des absents. Quelque chose ne va pas et je n'arrive pas à me l'expliquer.

 

Pour la première fois de ma vie, je téléphone pour demander de l'aide. Pour la première fois de ma vie, j'ai peur qu'on me prenne pour une folle.

C'est une voix que je n'ai pas entendue depuis plus de trois semaines qui me répond au bout du fil. Et j'explique, douloureusement, les deux derniers jours dans mon appartement.

 

Elle ne me prends pas pour une folle. Elle me parle doucement. J'ai envie de pleurer mais ça ne fait pas mal. Je le sens dans ma gorge, le nœud d'un sanglot qui se dénoue lentement.

J'ai pleuré doucement, sans effroi, le téléphone plaqué contre mon oreille.

 

J'ai pleuré ce qu'il fallait pleurer. Puis j'ai ri en essuyant mes larmes d'un revers de manche. J'ai dit "tu m'attends ? Je me roule une cigarette". Elle a attendu. Et soudain tout allait mieux. 

Jour 20

 

C'est cette journée apaisée qui me fait prendre conscience que je viens de vivre des heures difficiles.

 

Il faudrait que j’écrive de jolies choses, pour de jolies personnes.

 

 

Je n'arrive pas à manger mais ce n'est pas grave, je me sens mieux, je vais bien.

 

Il y a une forêt dans ma tasse. Dans le sillage du marc de café, l’amer prend forme et déploie ses figures anguleuses. Un univers se crée, qui n’existe que dans mon regard, et déjà j’ai reposé la tasse et la forêt devient plaine sans reliefs ni aspérités.

 

 

Jour 21

 

J'ai relu quelques uns de mes vieux carnets.

 

 

La voix dans ma tête m’incite à boire des bières

le long d’une départementale.

 

 

J’étais là

 

A boire seule

 

Une grande blonde

 

 

 

 

Je me suis dit

 

« tiens, j’ai envie

 

de m’allonger

 

sur la route »

 

 

 

ça me rappelle la mort de mon père

 

je crois que je ne vais pas bien

 

 

 

-

J'ai encore trop bu pour écrire

La soirée dévastée

Que je passe entre mes quatre murs.