Deuxième semaine


Jour 8

 

Mes sœurs se lamentent au téléphone. L'appartement familial est en pleine guerre froide. Nous étions prévenues.

« Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les autres. »

 

Moi aussi j'aimerais avoir le loisir de me disputer pour savoir qui fera la vaisselle.

 

Un peu partout, dans les hôpitaux, on commence à faire du tri. J'imagine. Ces hommes, ces femmes, ces parents, ces enfants, communiants, sceptiques, moraux, sensibles, avec, dans les mains, le devoir, la douloureuse responsabilité de choisir lesquels vont traverser.

Du monde des vivants à celui des morts.

 

C'est d'une violence que je n'aurais pas soupçonnée. L'idée même d'avoir à prendre cette décision me noue la gorge.

Je m'allume une cigarette.

 

Je me force à lire, à m'occuper l'esprit, à déconnecter. De toutes façons je ne comprends plus rien à ce qu'il se passe.

 

Je suis allée courir. Mon plaisir est indescriptible. C'est comme si je m'étais secouée et qu'était tombé de moi tout le poids des jours. Je me sens légère. Je sens mon corps qui se réactive, qui vibre à l'impact de mes pas sur le bitume.

On ne me contrôle pas. 

Je croise quelques personnes. J'échange un sourire, un mot, sur l'application que nous mettons désormais à nous éviter. Je me demande si, quand la ville reprendra son rythme, les gens marcheront toujours aussi près les uns des autres dans les métros.

 

En rentrant je me lave, j'aère et je me mets à ranger. En musique bien sûr.

Je cuisine, je danse, je vis.

 

 

A 20h, les immeubles s'animent, les gens sourient aux fenêtres et applaudissent à tout rompre. Certains font chanter les casseroles à grands coups de louches, d'autres ont sorti les tambourins de fortune. La clameur résonne sur les murs des bâtiments, son écho l'amplifie. 

J'échange un sourire appuyé avec le voisin du bâtiment d'en face. J'ignore combien de mètres nous séparent, une dizaine au moins, j'imagine. Son appartement est plus bas que le mien si bien que j'en devine l'intérieur dans la pénombre.

Il est seul à la fenêtre lui aussi.

 

 

Jour 9

 

Je soliloque dans mon appartement, de grandes phrases que j'étire à travers la pièce.

 

De grandes phrases chargées d'émotions, qui passent du tout au rien, se permettent tous les éclats et tous les tons. Autant de pensées qui bouillonnent, de mots qui se heurtent au bord de mes lèvres, empressés de les franchir.

 

Le hibou trône, en auditeur sanctifié. Ses yeux de plastique donnent l'impression qu'il me suit du regard tandis que je trépigne d'un bout à l'autre de l'appartement. Je ne peux m'empêcher de lui trouver un air étrange.

 

J'ai passé la matinée à agrandir le nid. Avec un fil épais, j'ai tendu tous mes draps à travers la pièce. Mon appartement est devenu une énorme cabane. Le soleil y entre sans encombre, là où un autre plus grand que moi aurait eu besoin de se baisser. Les dimensions sont parfaites. Les draps déployés à travers la pièce ne gênent en rien mes déambulations frénétiques.

 

J'ouvre les fenêtres et un vent frais se faufile dans l'appartement, faisant onduler légèrement les voiles de mon embarcation immobile. Il y a de la musique. Je m'allume une cigarette. Et la lumière décline en jouant dans les volutes.

 

Sous les draps bariolés, au milieu des lueurs, le soir a des airs de bohème.

 

 

Jour 10

 

Aujourd'hui j'ai englouti l'intégralité de mes placards.

Je m'ennuie. Et manger m'occupe.

J'échange des nouvelles, des messages, des appels.

Je fais visiter le nid à cette fille enfermée ailleurs, dans une autre ville.

 

Je me sens mal. Esseulée, boulimique, inutile.

 

Je sors prendre l'air et me convaincre que j'appartiens encore à ce monde, que je suis encore capable de m'y connecter.

 

Et je pense à ceux qui s'échinent dans des hospices transformés en mouroirs.

Ceux qui font des bornes sans prendre une douche pour que le bon peuple mange à sa faim.

Qui se lèvent pour faire des inventaires quand le patronat dort encore.

Ceux qui continuent de relever le courrier, d'aller soigner les aïeux.

 

 

Je voudrais aller jusqu'à la mer.

Je n'en peux plus de ne voir que des murs gris.

Je voudrais aller sonner aux portes des amis. Je voudrais les prendre dans mes bras.

Je voudrais qu'on s'indigne ensemble, de l'état des hôpitaux, de leur capitalisme malade, de leur démocratie à rebours.

Je voudrais qu'on se marre autour d'une bière.

Je voudrais les entendre rire.

Je voudrais qu'on tape du poing sur la table.

Je voudrais qu'on aille danser, chanter dans les rues.

Qu'on se retrouve dans les concerts, sur les plages et sur les terrasses jusqu'aux dernières heures du soir.

 

En rentrant chez moi je me suis ouvert une grande bière.

L'alcool ne me console de rien mais je continue de maintenir l'illusion.

 

 

Jour 11

 

J'ai le corps fourbu d'avoir dormi autant repliée sur moi-même.

Je me suis levée, j'ai marché de travers.

Comme tous les jours, un café, quelques pages.

 

Je me suis préparée, sur le coup des 14 heures, pour aller faire des courses. Dans les rayons je n'avais envie de rien. J'ai tout de même fini par remplir un panier, à la limite de l’écœurement. Sur le retour je suis allée m'acheter du tabac. En rentrant j'ai rangé un peu, et je suis retombée sur mon planning de la semaine dernière.

J'ignore si le décalage entre ce programme et le cours de ma journée m'afflige ou m'amuse.

Malgré tout, je prends un moment pour dessiner.

 

-

15 avril. Confinement jusqu'au 15 avril.

La nouvelle n'est pas une surprise et pourtant elle m'arrache un sanglot.

Ma mère m'appelle en fin d'après-midi et ne pas craquer au téléphone me demande un effort terrible.

Quand elle raccroche, je m'effondre.

 

-

 

Le voisin de 20h est un curieux personnage. Ses cheveux grisonnant sont dressés sur sa tête. Sa voix est assurée et franchi sans difficulté les mètres qui nous séparent.

Il me raconte : quelques problèmes cardiaques, son fils infirmier qui vit avec lui d'ordinaire et qui s'est installé chez un copain le temps de l'épidémie.

"Et vous ?"

Je ne sais pas quoi répondre.

"Oh moi...j'ai cru préférable d'être seule. Je m'en mords les doigts tous les jours."

 

 

Jour 12

 

Les jours n'en finissent pas de se ressembler.

 

J'ai passé la matinée prostrée dans mon silence, immobile, nauséeuse, ensevelie dans mes couvertures et serrant contre moi le hibou.

 

 

Je pense à la tombe de mon père qui doit être en train de fleurir, délaissée.

Une tombe... Quand il est mort nous avions besoin qu'il y ait une tombe. Un lieu où se recueillir, une pierre sur laquelle pleurer. Je pense à ceux qui ne peuvent pas enterrer leurs morts. Je pense à eux et je me revoie adolescente, le jour de la mise en bière, le jour où ces mots "Papa est mort." sont devenus réels pour la première fois. Il fallait que je le vois. Il fallait que le vois pour le comprendre, pour mesurer soudain ce que la mort signifie.

Eux, comment feront-ils, pour pleurer leurs morts sans pierre, sans fleurs, sans rituels, sans adieux ?

 

Peu importent foi et croyances, la mort ne peut se soustraire au conventionnel.

 

 

 

 

 

Jour 13

 

 

Ville-bitume.

Heureusement qu'il y a

Des oiseaux pour faire le printemps

 

 

-

 

 

Je me suis endormie ivre.

Boire me semble facile mais ne change rien à mon ennui.

 

Je suis tombée face à mon reflet, dans le miroir de la salle de bain. J'ai eu un sursaut, croyant voir quelqu'un d'autre. Après m'être reproché de n'être que moi, je me suis mise à détailler mon visage avec une attention teintée d'ivresse. Je n'avais pas l'impression de me ressembler. Je vis comme un air étrange dans mes yeux, quelque chose de défiant, d'apeurée. 

 

-Alors c'est à ça que ressemble la solitude ?

Le teint cireux, les yeux creusés et le coin des lèvres jaunies par le tabac.

Comment ai-je fait ? Pour ne pas voir cet être piteux prendre peu à peu ma place, faire grimacer mes traits.

 

Je suis retournée dans la pièce principale, au bord de l’écœurement. 

-Tu l'as vu toi aussi ? je demande au hibou, tu as vu la gueule que j'ai ?

 

J'aurai voulu pleurer, appeler quelqu'un, sortir. J'en étais incapable, aux prises avec une colère brutale.  Je répétais "cette gueule putain, cette gueule" en déchirant le papier de mes cigarettes, les mains trop tremblantes pour réussir à en rouler une.

J'envoyai valser le paquet de tabac à travers la pièce, me relevai pour reprendre ma tâche quelques instants plus tard.

 

Je finis par obtenir une clope noueuse. La fumai frénétiquement.

"Cette gueule putain, cette gueule..."

 

 

Jour 14

 

J'ai dormi toute la matinée, en me réveillant toutes les heures pour boire ou remplir ma bouteille d'eau, jusqu'à ce que la migraine m'empêche tout à fait de dormir.

Après avoir gobé du paracétamol et pris une douche ma tête s'est un peu calmée.