-Première semaine-

La première semaine. Celle où t'es à la fois anxieux et surexcité à l'idée de tout ce changement. Où tu repenses à tes vieux bouquins de SF et où tu te dis que tu es peut-être en train de vivre le "moment où le monde a basculé" dont parlerons les prochains livres d'histoire.

Jour 1

J’ai acheté une peluche en forme de hibou. Et aussi fait une collection de plaids. Deux carnets à dessin, des feutres, une boite de grosses craies, des bougies et un petit lierre famélique. Comme si je partais en vacances…

Dans les magasins les gens me semblent fous. D'un côté il y a ceux qui vous parlent volontiers de ce que nous sommes en train de vivre, comme si la crise effaçait les distances ordinaires. Et puis il y a ceux dont on ne voit que le regard méfiant pointer derrière leur masque. Je les plains d'avoir peur. Alors que défilent les paquets de pâtes et de papier toilette, la caissière s'amuse du contenu de mes courses. "Au moins une qui ne va pas s'ennuyer", me dit-elle gentiment.

Une qui va être seule. Je souris sans répondre, et je rentre chez moi.

 

 

Le hibou trône sur le bar, en face de moi. Dans un coin j’ai mis plein de coussins par-terre, les couvertures, ma couette et mon oreiller. Sur la table basse, le petit lierre profite des rayons de midi. Le soleil entre dans l’appartement, heureusement.

 

Mes placards sont loin d’être pleins mais les indispensables sont présents et fonctionnels : enceinte, bouquins, ordinateur, carnet à dessin, journal de bord, téléphone. Quand je compose le numéro de ma mère j’ai un pincement au cœur. Mes sœurs sont avec elle, dans le grand appartement. On voit la montagne depuis la terrasse. « Les choses iront bien », dit-elle.

 

Elle s’inquiète de me savoir seule, me répète que j’aurais du les rejoindre. Je la rassure. De toutes façons on se serait pris la tête. « Dans toutes les familles, viendra un moment prise de tête, répond-t-elle, ce n’est pas une raison pour rester seule. Enfin… ». Enfin bref, de toutes manières, c’est trop tard.

Je raccroche et promets de la rappeler dans quelques jours.

 

Il est 12h30, et ça y est. Je suis confinée.

 

J’ai passé cette première journée à digérer de l’information. Coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus coronavirus et cætera … J’ai du mal à me faire à l’idée.

 

La nuit a fini par tomber, je suis assise par-terre au milieu des coussins et des couvertures. J’ai l’impression d’être dans un nid. Les voisins déplacent des meubles dans l'appartement d'à côté. Je me lève, ouvre grand la fenêtre et y passe la tête. Je suis au dernier étage. Dehors, la ville me paraît silencieuse. Les barres d’immeubles au loin sont allumées. On dirait de larges remparts protégeant la ville de la mer.

La mer…d’où je suis-je la devine à peine, derrière les tours.

 

 

J’ai un petit balcon, de l’autre côté de mon appartement. On n’y aperçois rien de plus que la ville, ses rues, ses détours. Je traverse mon salon, ouvre la porte fenêtre et m’installe à la petite table dressée dehors. Le vent peine à se frayer un chemin jusqu’à moi. J’allume une cigarette. Frénétiquement j’aspire. Confinée.

 

Confinée.

 

C’est avec ce mot que je m’endors, la peau moite et les mains imprégnées d’une odeur de tabac tenace.

 

 

 

Jour 2

 

Je me suis réveillée comme si j’allais passer une journée normale.

Avant de me souvenir. Je me suis emballée dans ma couette, suis allée me faire un café et je me suis installée au milieu des coussins avec ma tasse.

 

Première journée.

 

J’ai sorti un carnet à dessin, mis tous mes nouveaux feutres dans un verre, et j’ai essayé toutes les couleurs sur la première page, avec beaucoup de satisfaction.

 

Quand le soleil a commencé à tourner et s’est infiltré dans le salon, j’ai ouvert grand les fenêtres, en espérant qu’une bourrasque s’y engouffre. Mais rien à faire.

 

Sur le balcon pareil, pas un courant d’air.

 

Je me suis fait un énorme petit déjeuner, dans mon appartement immobile, en écoutant les Stranglers. It’s always the sun.

 

Sur les réseaux, on ne parle que du confinement. J'ai une pensée pour les familles déchirées, où l'on n'a pas d'autre choix que de se respirer dans la figure les uns les autres. Les familles où l'on ne sait plus quoi se dire. Les familles où l'on se déteste à demi-mots. Les familles violentes. Que va provoquer cette proximité imposée ?

Et les enfants handicapés, les personnes âgées seules, les alcooliques, les suicidaires...

Dommages collatéraux.

Soudain ça m’envahit. Et je me sens très lasse. J'allume une cigarette au balcon. Ça ne passe pas. J'appelle une amie. Elle est inquiète pour sa mère. Elle me parle de la situation en Italie, du nombre de morts. Je ne sais pas quoi répondre. Je ne peux pas m'empêcher de me demander, si le virus touchait des enfants, dans quel était serait le monde. 

Je pose la question au hibou. Il n'a pas bougé depuis hier. Depuis le nid, on voit les deux billes qui lui servent de regard. Je préfère ne pas savoir, ce qu'il en serait du monde.

Je suis les nouvelles et ce qui s'échange sur les réseaux. On y rit d'une pénurie de papier toilette. Je prends le parti d'en rire aussi.

L'ennui qui nous menace tous va faire émerger des énergies folles. On s'encourage à être créatifs. Des sites proposent des logiciels gratuit pour créer de la musique. Je vois passer des tutos bricolage, des contes pour enfants, des playlists "spécial confinement", des vannes...

Je me sens mieux. L'humanité m'apparaît l'espace d'un instant comme le terreau des merveilles. Je décroche un peu du web, avant d'être rattrapée par de mauvais pronostics, la pénurie de masque et de matériel toujours plus importante... J'ouvre un bouquin.

 

C'est fou comme on peut toujours trouver dans une histoire quelque chose faisant écho à ce que l'on vit. Je prends un moment pour ausculter ma bibliothèque. Je peux survivre un moment à l'ennui, j'ai de quoi faire.

 

Cet après-midi, toujours pas de vent chez moi. Et la musique ne donne plus le change.

Je gribouille une autorisation de sortie. Je n'ai pas d'imprimante.

 

Dehors je croise quelques visages masqués. Je pense à une fille, que j'ai connu il y a longtemps et que les masques terrorisaient, à l'époque. Je me demande comment elle va. 

Les rues sont inanimées, mais dans les étages les fenêtres sont grandes ouvertes. J'entends des gens chanter.

 

En rentrant je lance un film. Un huit-clos, pour rester dans le thème. J'essaie de ne pas trop penser à la journée de demain. Un ami me conseille de me faire un planning. Et de m'y tenir. "Pour ne pas devenir folle, haha." Je verrai ça demain. J'ai le temps. Beaucoup de temps.

 

 

 

Jour 3

Je me suis endormie dans le nid, au milieu des couvertures, avant même la fin du film.

 

 

Puis une matinée à errer sur le web…

 

 

 

A 14h, il m’est venu une grande envie de pleurer. Je me sentais comme un dimanche après-midi pluvieux. Je me suis dit que tous les jours seront des dimanches après-midi pluvieux. Ces heures où l’on se sent seul et exclu d’un monde qui sommeille, qui se meut lentement. Je pense à la vie qui bat dans les autres appartements, dans ces espaces qu’on nomme des foyers. Je pense à la langueur que je mène de bout en bout de mes quelques mètres carrés, et je me sens vulnérable. Pour la première fois j’ai mal. Je vais être seule et ce sera douloureux.

 

Je suis allée chercher la peluche-hibou et je me suis mise en boule dans mon nid de couvertures. Les larmes ne sont pas venues, elles sont restées coincées, quelques part dans ma gorge.

 

J’ai du me relever une heure après, peut-être plus, je ne sais pas. Malgré la chaleur du mois de mars je me suis enveloppée dans un des plaids, et suis allée sur le balcon, le hibou toujours dans mes bras, un carnet dans une poche, une cigarette entre les lèvres.

 

J’ai toujours fumé ma contrariété. Il me semble d’autant plus compliqué d’arrêter que j’ai le sentiment que fumer m’est réellement utile en cas de surcharge émotionnelle. Une cigarette me permet de temporiser. D’appuyer sur pause, me réfléchir à ma réplique, de différer l’explosion, voire de l’endiguer. Je suis terrible avec ça. En plein milieu d’une dispute je suis capable de partir m’allumer une cigarette, et de planter l’autre seul avec son mécontentement. Forcément ce n’est pas toujours agréable.

 

Dans les rues le soleil cogne. On aperçois des passants masqués promenant leurs chiens. Au loin on voit quelques arbres s’agiter. Qu’est-ce que je pourrais bien faire de mon après-midi… Il faut que je m’occupe. Sortir un peu peut-être. Me dépenser.

 

 

Après être rentrée à l’intérieur, je lance une vidéo pour un programme sportif en quinze minutes. Le sport comme ça m’a toujours gonflée mais je me dis que je vais m’y habituer. Je cherche des baskets et retrouve une paire pas trop flinguée. Demain j’irai courir.

 

J’ai dessiné la rue déserte. Mais ça ne rend rien. Je téléphone, à quelques amis, rentrés dans leurs familles. A cette fille avec qui il aurait pu se passer quelque chose. Ça ne me rend pas vraiment triste. Mais je sens que quelque chose s'est perdu. J'ignore quand est-ce qu'on se reverra.

Le bruit court, appuyé par quelques prévisions de spécialistes, que le confinement durera 45 jours.

1 mois et demi. Il faut vraiment que je fasse un planning.

 

 

C'est peu de chose mais ça rassure. Se prémunir contre l'ennui.

 

45 jours...

 

19h. Le jour décline. J'ai écouté I will survive. L'original puis la version de CAKE. C'est fou comme la musique peut faire du bien. Je me suis ouvert une bière et fais une omelette. Alors que j'écris, je pense à quand, dans une semaine, dans deux semaines, je relirai ces lignes en me disant "une omelette ? Sérieusement ? Quel intérêt d'écrire ça ?".

 

20h. Applaudissements. Des gens dansent aux fenêtres, ça fait du bien. Je remets Gloria Gaynor et je crie les paroles.

 

Jour 4

 

Tellement difficile de me lever.

 

Hier j’ai déplacé mon matelas jusqu’au nid, dans le salon. Nettement plus confortable. J’ai tendu un drap entre deux étagères, au-dessus, pour créer un autre espace, plus contenant. Je m’y suis endormie, et ce matin impossible d’en sortir.

 

Je n’aime pas ces jours-là, où se mettre en mouvement est une épreuve. Pourtant, peu de choses m’attendent, je n’ai aucun rendez-vous, je ne vais rien rater du monde extérieur car celui-ci est en suspension, tout comme ma vie à l’intérieur de cet appartement. Le temps passe mais rien ne bouge. Et je me sens aspirée par l’inertie du monde, tout me semble absurde, la vie ne m’a jamais parue aussi futile que pendant ces heures recluses, loin du mouvement, qui est l’essence même de la vie.

 

Je me suis forcée, forcée à sortir du nid, forcée à sortir de chez moi. Je le déplore mais il fallait que je sorte, que je m’aère l’esprit, que je sente mon corps en mouvement, le vent sur ma peau, l’odeur des rues désertées, le silence factice de la ville suspendue. J’ai entendu mes pas, comme pour la première fois à ces heures de la journée, résonner contre les murs et me revenir en écho.

 

J’ai ressenti l’envie, l’envahissante envie, d’entrer dans un magasin, de voir du monde brasser, de parler à la caissière. Je ne l’ai pas fait, et ça m’a paru responsable.

 

A la place j’ai appelé ma mère. Là-bas les nouvelles sont bonnes. Je lui ai dit que je dormais bien. Elle me conseille de me supplémenter, s’interroge sur la manière dont je me nourris. Je lui réponds à moitié, ses questions m’agacent. Je raccroche. Je suis agacée. Je m’accorde quelques minutes de plus à l’extérieur.

 

Je rentre, agacée toujours, j’attrape un carnet, mue par l’envie de consigner cet état. Je fume. Deux cigarettes coup sur coup. J’ai mal aux yeux, je n’ai envie de rien.

 

Je fini par lancer un film, que je ne regarde que d’un œil. Affalée dans le nid, je tourne sur moi-même avant de mettre la main sur un pic qui m’extirpe une grimace. C’est le bec du hibou, dissimulé entre les couvertures. Je suis de nouveau agacée. Je jette la peluche a travers la pièce et je râle. Cigarette, encore.

 

Les voix des personnages du film m’exaspèrent, je n’écoute même pas ce qu’ils racontent. Finalement j’éteins avant la même la moitié du film. Je me lève, fais le tour de ma bibliothèque.

 

Je tombe sur le Horla, avec  Courbet en première de couverture.

 

Jour 5

Je me suis éveillée en pleine nuit, haletante, avec le sentiment désagréable de ne pas être en sécurité. J'ai mis ça sur le compte de mes lectures et me suis levée pour boire un verre d'eau. Il devait être 4h du matin. Le hibou était par-terre sur le carrelage de la cuisine. Je l'ai ramassé et suis retournée me coucher.

 

 

 

"Cette nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres."

 

"La solitude est dangereuse pour les intelligences qui travaillent. Il nous faut, autour de nous, des hommes, des femmes, qui pensent et qui parlent. Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes."

 

 

 

 

Jour 6

 

Même à distance j’aurai réussi à blesser cette fille.

J'ai comme au cœur une très légère oscillation. Quelque chose qui n’est pas de la tristesse bien que cela y ressemble. Quelque chose de résigné, comme un chagrin d’après les larmes. Cela fait mal mais il n’y a rien à combattre. Après s'être excusé, il n'y a plus rien à dire.

 

La distance n'empêche plus de se meurtrir. Et le silence devient hostile, au milieu de toutes nos connexions.

 

Je suis allée fumer mon aversion pour le silence sur le balcon. En écoutant 'Pass This On' de The Knife. La musique a toujours été le meilleur remède pour ça.

 

 

Je ne sais pas si je vais réussir à passer une bonne journée, une de plus à tourner en rond chez moi… J’ai envie de VENT. De sentir l’extérieur qui s’engouffre.

Sur le petit balcon, il n'y a pas de soleil. Le change la date de mon attestation de sortie et fais un rapide tour de mes placards. J'ai encore du frais, je ferai les courses demain.

 

Je croise quelques promeneurs, leur adresse un sourire oblique. Un père et son fils, d'une dizaine d'année se disputent.

 

 

 

Jour 7

 J'ai vu les gens, masqués, glaner entre les rayons. Personne à qui parler véritablement.

 

Les nouvelles me font peur et je n’ose pas me pencher sur les chiffres. L’Asie, l’Europe et maintenant l’Afrique, les Amériques. J’essaie d’imaginer, ces femmes, ces hommes, ces quelques enfants, sur des lits d’hôpital, branchés à des machines dont leur vie dépend. Je vois les images de ces chambres d'hôpital surpeuplées.

 

Je suis en colère. Je suis en colère et je voudrais que ça s'arrête. Je me sens dépassée, comme si je perdais la notion du monde.

Sur les écrans, dans les discours, ils disent "la NATION". Je n'ai aucun sur la nécessité des mesures qu'ils prennent. Mais je n'aurais jamais pensé qu'ils seraient capable de mettre un pays en berne en quelques jours. L’État a les moyens de la dictature.

Tout ça ressemble à une mauvaise histoire.

Je ne sais plus si je me sens effrayée ou révoltée. Impossible de me concentrer, il faut que je communique. Malheureusement je choisis mal mes interlocuteurs. Ils ne me disent pas ce que j'ai envie d'entendre et, comme je suis têtue, je suis contrariée. Comme je suis contrariée, je fume.

Et l'après-midi passe à toute vitesse entre nicotine et rognures d'ongles.

 

Minuit. Je n'arrive pas à dormir. Je n'arrive pas à garder mon rythme d'avant la crise. Je me tourne dans mes draps, je me lève, je parle seule, je m'emporte et je ris. D'un rire qui ne me ressemble pas, je ris. Entre mes quatre murs.